CHAPITRE IV
Seul, Cadfael ne pouvait rien tenter et, s’il s’attardait, Yves risquait d’accourir aux nouvelles. Le moine s’empressa donc de se relever et rejoignit son cheval, qui trépignait d’impatience à l’idée de regagner son écurie. Le garçon, quant à lui, l’attendait avec moins de crainte que de curiosité.
— Que se passe-t-il ?
— Rien, ne t’inquiète pas.
« Ne t’inquiète pas pour le moment, songea Cadfael, le coeur serré. Il faudra bien que tu saches. Du moins seras-tu hors de danger à ce moment-là, auprès d’un bon feu. »
— J’ai cru voir un mouton enseveli sous la glace mais je me suis trompé, ajouta-t-il en remontant en selle. Hâtons-nous. La nuit sera tombée avant que nous n’atteignions Bromfield.
Quand le sentier s’incurva, ils dévièrent à droite afin d’emprunter un chemin rectiligne qui longeait le versant de la colline. Dans les bras de Cadfael, le jeune garçon s’alourdissait et sa tignasse brune pesait de plus en plus sur son épaule ; il s’assoupissait. « Toi, du moins, songea Cadfael, indigné et malheureux, nous te protégerons, si nous n’avons pu sauver ta soeur. »
— Vous ne m’avez pas dit votre nom, reprit Yves. Comment dois-je vous appeler ?
— Je me nomme Cadfael et je suis gallois, natif de Trefriw, mais je vis maintenant à l’abbaye de Shrewsbury. Tu voulais t’y rendre, je crois.
— Oui. Mais Ermina – ma soeur – n’en fait jamais qu’à sa tête. Je suis beaucoup plus raisonnable, moi ! Si elle m’avait écouté, nous serions tous tranquillement à Shrewsbury. Je voulais aller à Bromfield avec frère Elyas – vous le connaissez ? – et soeur Hilaria était d’accord. Mais pas Ermina : elle avait sa petite idée. Tout ça, c’est sa faute !
Cela s’avérait tristement exact, songea Cadfael en serrant contre lui le petit juge implacable qui reposait, tiède et confiant, entre ses bras. Cependant, un péché véniel méritait-il pareil châtiment, sans le temps de se repentir, de réparer ? La jeunesse anéantie pour une folie, alors que la jeunesse aurait dû avoir droit à toutes sortes de folies avant de parvenir à la raison de l’âge mur.
Lorsqu’ils arrivèrent en vue de la grand-route qui reliait Ludlow à Bromfield, frère Cadfael s’écria :
— Loué soit Dieu ! Nous y sommes !
Il discernait au loin les flambeaux du porche, scintillants comme des étoiles à travers des tourbillons de neige qui allaient en s’épaississant.
Dès qu’ils franchirent le portail, une effervescence insolite les accueillir. Sur le sol de la grande cour, la neige était piétinée par un entrelacs de sabots et, à proximité des écuries, des palefreniers qui n’appartenaient pas au prieuré pansaient des chevaux avant de les emmener dans les stalles. Près de la porte de la maison d’hôtes, le prieur Léonard entretenait une conversation animée avec un homme jeune, d’une stature moyenne, dont la silhouette longiligne disparaissait sous une houppelande à capuchon. Il avait beau tourner le dos au portail, Cadfael le reconnut à l’instant. Hugh Beringar en personne était venu vérifier les premières informations relatives aux Hugonin et, de toute évidence, il avait amené deux ou trois officiers.
Comme il avait l’ouïe fine, il fit demi-tour et se précipita avant même que le cheval ne s’arrêtât. Le prieur lui emboîta le pas, plein d’espoir à la vue du deuxième cavalier.
Cadfael descendit à terre. Ébloui par les lumières, Yves s’arracha à sa torpeur et se prépara à rencontrer les inconnus avec toute son aisance de damoiseau. Plaçant ses courtes paumes sur le pommeau de la selle, il bondit dans la neige : saut périlleux en raison de sa petite taille, mais, avec une agilité d’acrobate, il se redressa prestement sous le regard amusé et approbateur de Hugh Beringar.
— Yves, incline-toi devant Hugh Beringar, le shérif délégué de ce comté, dit Cadfael. Et devant le prieur Léonard, ton hôte.
Pendant que l’enfant saluait solennellement, il prit Hugh à part et lui enjoignit à voix basse :
— Ne lui posez pas de question pour l’instant, emmenez-le à l’intérieur !
Une longue habitude leur avait enseigné à se comprendre à demi-mot. Bientôt, la main décharnée et bienveillante de Léonard se posa sur l’épaule du garçon. On lui donnerait à souper avant de lui offrir un lit. A son âge, il dormirait bien. Elevé par des moines, il se réveillerait au son des cloches et, rassuré, se rendormirait paisiblement.
— Pour l’amour du Ciel, soupira Cadfael dès qu’Yves se fut éloigné, allons dans un endroit où nous pourrons parler sans être dérangés. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, vous qui devez assumer tant de responsabilités domestiques...
Beringar lui avait saisi le bras pour le conduire dans le logis du prieur. Il le considéra avec attention pendant qu’ils secouaient bottes et houppelandes sur le seuil.
— Comme nous ne possédons que des bribes de renseignements sur nos fugitifs, poursuivit Cadfael, je ne pensais pas que vous viendriez. Enfin, Dieu merci, vous êtes là !
— J’ai tout laissé en ordre derrière moi, répliqua Hugh, étonné de cette gravité. Si vous avez des soucis, Cadfael, laissez-moi au moins vous apporter d’excellentes nouvelles de Shrewsbury : le jour même de votre départ, notre fils est né, un beau petit bonhomme aux cheveux blonds comme sa mère. Tous deux se portent à merveille. Et pour faire bonne mesure, la jeune femme de Worcester a accouché d’un fils dès le lendemain. La maison est pleine de jeunes mères qui exultent et personne ne va regretter mon absence durant ces quelques jours.
— Oh ! Hugh, c’est la plus belle des nouvelles... Je suis si content pour vous deux...
C’était équitable, songea Cadfael : une vie naissait en échange d’une mort.
— Tout s’est bien passé ? reprit-il. Elle n’a pas trop souffert ?
— Aline est extrêmement douée ! Elle est trop innocente pour comprendre qu’un événement aussi heureux puisse faire souffrir, de sorte qu’elle n’a ressenti aucune douleur. En vérité, même si je n’avais eu cette enquête pour me distraire, on m’aurait tout bonnement chassé de ma propre demeure. Le message du prieur est donc arrivé fort à propos. J’ai ici trois hommes avec moi et en ai cantonné vingt-deux autres dans la forteresse de Ludlow, chez Josce de Dinan, d’abord pour les avoir à ma disposition, et ensuite pour lui administrer une petite leçon des plus salutaires au cas où il lui prendrait fantaisie de changer de camp. A présent, ajouta Hugh en approchant une chaise de la cheminée qui ornait le parloir du prieur, vous me devez quelques explications. Je ne sais que penser : vous nous ramenez sur le pommeau de votre selle l’enfant que nous recherchions partout et malgré cela vous arborez une mine à peu près aussi désolée que le ciel de décembre. Vous devriez rayonner, au contraire. Et, en plus, impossible de vous soutirer un mot avant qu’il ait disparu ! Où l’avez-vous découvert ?
Épuisé par son odyssée au milieu des intempéries, Cadfael s’adossa à son siège en exhalant un gémissement de fatigue. Rien ne pressait. En pleine nuit, on ne retrouverait jamais l’endroit : le vent s’était levé et la poudreuse métamorphosait le paysage, dissimulant ce qui la veille s’étalait au grand jour. Autant profiter un peu de la chaleur du feu sur ses jambes et parler à son propre rythme puisque – hélas ! – toute action pouvait attendre le lendemain.
— Un brave paysan et sa femme l’ont recueilli dans un essart de la forêt de la Clee. Ils lui ont interdit de se hasarder seul dans les bois et ils ont attendu de rencontrer un homme qui leur inspire confiance. Selon toute apparence, ils m’ont jugé à la hauteur de la situation ! Yves m’a suivi de bon coeur.
— Il était seul ? Dommage que vous n’ayez pas trouvé sa soeur.
La chaleur du feu pesait sur les paupières de Cadfael.
— Le désastre, rétorqua-t-il, c’est que je l’ai trouvée.
Le silence se prolongea moins longtemps qu’ils ne l’auraient cru.
— Morte ? demanda brutalement Hugh Beringar.
— Et froide.
Froide comme la glace, figée dans la glace, ensevelie dans le cercueil de cristal que lui offrait la première gelée de l’hiver, préservant son corps pour accuser son meurtrier.
— Racontez-moi, dit Hugh.
Cadfael raconta. Il faudrait ensuite recommencer devant le prieur Léonard ; lui aussi devrait épargner à l’enfant le choc d’une découverte trop soudaine et trop tragique. Tout en parlant, il éprouvait un indicible soulagement : ce fardeau incombait désormais à Hugh Beringar.
— Pourriez-vous retrouver cet endroit ?
— Oui, à la lumière du soleil. Dans l’obscurité, inutile d’essayer. Ce sera atroce... Il faudra prendre des haches pour la dégager, sauf s’il y a un redoux.
C’était là un voeu désespéré car rien ne laissait présager un dégel.
— Nous aviserons le moment venu, dit Hugh. Ce soir, mieux vaut interroger l’enfant et voir s’il sait comment sa soeur a couru vers son destin. D’autre part, où est la religieuse qui l’accompagnait ?
— Yves l’a quittée saine et sauve à Cleeton, répondit Cadfael. Quant à la jeune fille – la pauvre folle ! –, elle s’est enfuie avec son amoureux. Je n’ai pas insisté : la nuit tombait et le plus urgent était de le mettre à l’abri.
— Vous avez eu raison. Attendons le prieur, le temps que l’enfant ait soupé. Puis, à nous trois, nous tenterons de lui faire dire ce qu’il sait, et peut-être plus que ce qu’il croit savoir, sans lui avouer que sa soeur est morte. Enfin, il faudra bien le lui apprendre tôt ou tard : en dehors de lui, qui saurait reconnaître le visage de cette malheureuse ?
— Pas ce soir. Laissons-le dormir en paix. Quand nous l’aurons transportée ici et rendue aussi présentable que possible, il sera toujours temps qu’il l’identifie.
Si le souper et l’atmosphère du prieuré avaient beaucoup fait pour réconforter Yves, sa résistance naturelle avait fait davantage. Il vint s’asseoir dans le parloir du prieur avant complies, face à Hugh Beringar. Le prieur Léonard et frère Cadfael assistaient à l’entretien. L’enfant s’exprima sans détour, avec son franc parler coutumier.
— Elle est très courageuse, reconnut-il dans un élan d’impartialité, mais aussi très obstinée et très indépendante. Depuis notre départ de Worcester, j’étais sûr qu’elle avait une idée derrière la tête et qu’elle comptait profiter de notre fuite. D’abord, nous avons un peu tourné en rond, plutôt lentement, parce que des bandes de soudards rôdaient à quelques miles de la ville, et il nous a fallu du temps avant d’arriver à Cleobury. Nous y avons passé une nuit, la nuit où frère Elyas était là. Il a fait route avec nous jusqu’à Foxwood et il a dit que nous devions venir avec lui à Bromfield, parce que nous y serions plus en sûreté. J’étais d’accord, moi, et soeur Hilaria aussi. De là, nous aurions sans doute eu une escorte jusqu’à Shrewsbury, et puis ce n’était plus tellement loin. Mais pour Ermina, pas question ! Il faut toujours qu’elle n’en fasse qu’à sa tête. Elle tenait dur comme fer à traverser les collines pour aller à Godstoke. Pas la peine de discuter, elle n’écoute jamais, elle prétend que puisqu’elle est l’aînée, c’est elle la plus maligne. Et si soeur Hilaria et moi nous avions accompagné frère Elyas, elle aurait quand même voulu aller seule dans les collines. Dans ces conditions, que faire ? Il a bien fallu qu’on la suive, conclut Yves, écoeuré.
— Il va sans dire que tu ne pouvais pas l’abandonner, acquiesça Beringar. Ainsi, vous avez passé la nuit suivante à Cleeton ?
— Près du village de Cleeton, dans une ferme isolée. Une ancienne nourrice d’Ermina a épousé l’un des fermiers du domaine. Nous savions qu’il nous offrirait l’hospitalité. Ce fermier se nomme John Druel, Nous sommes arrivés dans l’après-midi. Par la suite, je me suis souvenu qu’Ermina avait pris à part le fils de John, qu’ils avaient discuté quelques minutes et qu’il était parti. Il n’est revenu que beaucoup plus tard. Sur le moment, je n’y ai pas prêté attention, mais maintenant je suis certain qu’elle lui avait confié un message. Parce que c’est ça qu’elle nous mijotait depuis le début ! Au cours de la soirée, un homme s’est faufilé dans la cour et il l’a emmenée. Quand je l’ai entendu, je suis sorti... Il avait deux chevaux et il aidait ma soeur à monter en selle...
— Tu le connaissais ? interrogea Hugh.
— Pas de nom, mais je me souviens très bien de lui. Du vivant de mon père, il venait quelquefois nous rendre visite, à Noël, à Pâques ou pour une chasse à courre. Nous avions toujours une foule d’invités. C’est sans doute le fils ou le neveu d’un ami de mon père. Il ne m’a jamais beaucoup intéressé, et de son côté il me traitait comme quantité négligeable : j’étais trop petit. Mais je me rappelle son visage et je crois... non, je suis sûr que de temps en temps il est venu par la suite voir Ermina à Worcester.
Ces visites avaient dû être bien inoffensives, en présence de la religieuse qui chaperonnait la jeune fille.
— Et tu penses qu’elle lui a demandé de venir la chercher ? questionna Hugh. Il ne l’a pas forcée ? Elle est partie de son plein gré ?
— Oh, mais elle est partie de gaieté de coeur, répliqua Yves, indigné. Je l’ai entendue rire. Oui, elle lui a envoyé un message et c’est pour ça qu’elle voulait emprunter cette route, parce qu’il doit posséder un manoir dans les environs. Elle savait qu’elle n’avait qu’à siffler pour qu’il accoure. Elle aura une dot considérable, précisa l’héritier du baron Hugonin, les joues rouges d’indignation. Et ma chère soeur n’est pas du genre à accepter un mariage arrangé, comme les autres, si le soupirant ne lui plaît pas à elle. Ermina se rit de toutes les règles, de tous les principes, sans la moindre vergogne...
Son menton trembla, faiblesse qu’il maîtrisa sur le champ. L’orgueil de ces lignées féodales d’Angleterre et d’Anjou parlait par la bouche de ce petit garçon qui aimait sa soeur autant qu’il la détestait. Jamais, jamais il ne faudrait lui montrer le corps dénudé, violenté, martyrisé.
Hugh reprit l’interrogatoire avec délicatesse : il lui semblait plus anodin de se limiter aux faits.
— Qu’as-tu fait ensuite ?
— Personne d’autre n’avait entendu, sauf leur messager, probablement, mais ils avaient dû lui ordonner de ne pas bouger. Comme j’étais encore habillé – il n’y a qu’un lit, c’est la fermière qui y dormait –, je me suis précipité pour essayer de les arrêter. C’est peut-être elle l’aînée, mais l’héritier de mon père, c’est moi ! Le chef de famille, maintenant, c’est moi.
— A pied, observa Hugh, tu ne pouvais guère les rattraper. Et ils étaient trop loin pour que tu les rappelles.
— Si je ne pouvais pas les rattraper, je pouvais au moins les prendre en filature. Comme la neige s’était mise à tomber, ils laissaient des empreintes... Je me doutais qu’ils n’accompliraient pas une grande distance. Pas assez grande pour me semer ! s’exclama Yves en se mordant la lèvre, hésitant entre défi et dépit. Je les ai suivis aussi longtemps que j’ai pu vers le haut de la colline. Seulement, une bourrasque s’est levée et les flocons ont englouti leurs traces. Et moi, je n’arrivais pas à retrouver mon chemin pour continuer. Impossible de retourner sur mes pas. J’ai essayé, mais je ne savais plus du tout où j’étais. Toute la nuit j’ai erré dans la forêt, complètement perdu. La nuit suivante, Thurstan m’a trouvé et il m’a emmené chez lui. Frère Cadfael est au courant. Thurstan a dit qu’on signalait des bandes de brigands dans les parages. Il ne me confierait qu’à un voyageur qui aurait l’air honnête. J’ignore toujours où Ermina s’est enfuie avec son amoureux. Et j’ignore ce qu’est devenue soeur Hilaria. A son réveil, elle a dû constater notre absence... Je me demande ce qu’elle a fait à ce moment-là. Mais comme elle habitait chez John et sa femme, elle ne courait aucun risque.
— A propos de cet homme qui a emmené ta soeur, reprit Beringar, tu nous as dit que ton père le recevait. S’il a un manoir dans les collines des environs de Cleeton, nous n’aurons pas grand mal à le retrouver. Si ton père était encore en vie, penses-tu qu’il l’aurait accepté comme gendre, qu’il aurait applaudi à ce mariage ?
— Oh ! oui, c’est certain, affirma le garçon. Des quantités de jeunes gens venaient à la maison. Dès l’âge de quatorze ou quinze ans, Ermina allait chasser avec les plus brillants d’entre eux. Ils avaient tous une belle fortune, ou bien ils devaient hériter d’une immense propriété. Je n’ai jamais su à qui elle accordait sa préférence.
A l’époque, il devait jouer avec ses soldats de plomb et dégringoler de son premier poney, plein d’un froid dédain envers Ermina et sa cour d’admirateurs.
— Celui-là est très beau, concéda-t-il avec générosité. Bien plus que moi. Et plus grand que vous, messire, ajouta-t-il à l’adresse de Beringar dont la taille modeste avait trompé nombre d’adversaires qui s’en étaient durement repentis. Je pense qu’il a vingt-cinq ou vingt-six ans.
— Il existe un autre point, signala Cadfael, sur lequel Yves peut nous apporter une aide inappréciable, si je puis l’obliger à veiller encore quelques minutes. Yves, tu as mentionné frère Elyas, qui vous a quittés à Foxwood. Eh bien, on le soigne ici, à l’infirmerie. En regagnant son couvent, il a été attaqué par des bandits de grand chemin pendant la nuit. Bien qu’il soit maintenant hors de danger, il est incapable de nous expliquer ce qui s’est passé car il a perdu le souvenir de ces quelques jours. Durant son sommeil, il semble plus ou moins se rappeler quelque chose de pénible, mais, dès qu’il se réveille, sa mémoire lui échappe. Or, en dormant, il fait allusion à toi : « Le petit aurait voulu venir avec moi. » S’il posait les yeux sur toi, peut-être le fait de te voir sain et sauf raviverait-il ses souvenirs...
Yves bondit sur ses pieds, non sans quelque appréhension : il attendait que Beringar lui confirme qu’il avait donné toutes les réponses souhaitées.
— Je suis navré qu’on lui ait fait du mal. Il était gentil... Bien sûr, si je peux l’aider en quoi que ce soit...
En se dirigeant vers la chambre du malade, sans témoin, Yves glissa une main dans celle de Cadfael et serra très fort, en signe de gratitude.
— Ne t’inquiète pas : il est affreusement défiguré. Tout s’arrangera, je te le promets.
Frère Elyas reposait immobile pendant qu’un novice lui lisait des extraits de la vie de saint Rémi. Ses contusions s’étaient déjà atténuées et il ne paraissait plus souffrir. Il s’était alimenté au cours de la journée et, au son des cloches, ses lèvres avaient récité en silence les versets de la liturgie. Pourtant, son regard se fixa sur le petit garçon sans le reconnaître et dériva vers les coins d’ombre de la pièce. Yves s’avança sur la pointe des pieds, les yeux ronds.
— Frère Elyas, c’est moi, Yves... Vous vous rappelez Yves ? Le garçon de Cleobury...
Aucune réaction, sinon un frémissement d’angoisse et de désespoir sur le visage ravagé. Yves se pencha un peu plus et, d’un geste timide, effleura la main osseuse qui reposait, inerte, sur les couvertures. Là non plus, le blessé ne réagit pas.
— Je suis triste qu’on vous ait attaqué. Nous avions fait route ensemble pendant ces quelques miles et j’aurais voulu que vous restiez avec nous...
Frère Elyas frissonna, les yeux vides, en secouant la tête.
— Tant pis, soupira Cadfael. Si nous insistons, il va trop s’agiter. Peu importe, il a le temps. Que son corps se rétablisse d’abord : sa mémoire peut attendre. Enfin, cela valait la peine d’essayer. Viens, tu tombes de sommeil.
Cadfael, Hugh et ses hommes se levèrent à l’aube. Au-dehors, le paysage avait une fois de plus changé d’aspect durant la nuit. Les cimes s’effaçaient, les vallées étaient enfouies sous des tornades de poudreuse qui couronnaient chaque crête d’un panache mouvant au gré des bourrasques. S’étant munis de haches, ils emportèrent une civière formée de lanières de cuir, ainsi qu’un drap de lin. Ils marchèrent dans un silence que nul n’osa rompre avant d’arriver sur place. La neige avait cessé au point du jour, comme depuis la nuit où Yves avait tenté de rattraper sa soeur. Le grand gel avait commencé la nuit suivante, et cette nuit-là un fauve avait surgi de la nuit pour assassiner la jeune fille. Et la glace s’était refermée sur elle très peu de temps après, Cadfael en était convaincu.
Après quelques tâtonnements, ils finirent par localiser le corps. Quand ils eurent dégagé l’emplacement, ils abaissèrent le regard : une vierge dans un miroir, une statue de verre filé.
— Mon Dieu ! s’écria Hugh stupéfait. Elle a l’air plus jeune que son frère.
Même s’ils entendaient lui donner une sépulture chrétienne, il leur parut presque sacrilège de l’arracher à son cercueil glacé. Ils creusèrent avec soin, le plus loin possible de la silhouette diaphane. Malgré la morsure du froid, ils transpirèrent quand ils durent la soulever dans son tombeau de glace pour l’étendre sur la civière comme s’il se fût agi d’un bloc de marbre. Lorsqu’ils l’eurent recouverte avec le drap de lin, ils la transportèrent à Bromfield. Au prieuré, quand ils la déposèrent dans l’atmosphère glaciale de la salle mortuaire, le givre n’avait pas fondu. Peu à peu, cependant, les arêtes scintillantes s’affaissèrent et quelques gouttes d’eau s’écoulèrent dans le caniveau prévu pour la toilette des défunts.
Elle gisait là, pâle et lointaine, prisonnière de son linceul translucide et pourtant plus humaine, plus accessible à la douleur, à la pitié, à la violence, au lot commun de la condition humaine. Cadfael n’osait quitter la pièce, car Yves, maintenant réveillé, s’affairait un peu partout, s’intéressait à tout, posait une foule de questions, si bien qu’il appréhendait son irruption à chaque instant. Malgré sa parfaite éducation, l’enfant se conduisait avec l’audace de ses treize ans et l’aplomb d’un jeune aristocrate.
La grand-messe avait commencé. Il était plus de dix heures quand la coque de glace se fendilla. Le cadavre émergea enfin : l’extrémité des doigts, le bout des orteils, les narines. Le nez ressemblait pour l’instant à une perle minuscule. Puis les premières mèches de cheveux découpèrent une sorte de dentelle autour du front. Ce furent ces boucles qui attirèrent l’attention de Cadfael : elles étaient courtes. Il en enroula une autour de son doigt et la fit tourner : un tour et demi, pas davantage. Leur couleur évoquait une masse d’or sombre qui avait des chances de s’éclaircir en séchant. Il s’inclina sur les yeux ouverts, voilés par le gel : la nuance des prunelles hésitait entre le violet des iris et le gris-bleu de la lavande.
Le visage se dessina vers la fin de la messe. Au contact de l’air, les joues et les lèvres se marbrèrent de contusions. La pointe des seins brisa le glacis. Cadfael aperçut alors la tache qui maculait le côté droit de la chemise, en une traînée pourpre qui courait entre l’épaule et la poitrine. Il reconnut du sang coagulé : le gel avait tout solidifié avant que l’eau ait pu effacer les traces. A présent que l’enveloppe de glace se disloquait, la tache s’estompait, mais Cadfael venait de déterminer son origine.
Le cadavre se libéra de sa prison bien avant midi, le corps retrouva sa douceur évanescente. Le fin petit visage était entouré d’une auréole de courtes boucles de bronze doré, comme l’ange de l’Annonciation. Cadfael alla quérir le prieur Léonard. Tous deux s’efforcèrent, non pas de laver le corps avant l’arrivée de Hugh Beringar, mais de le rendre plus présentable dans son sommeil éternel. Enfin, ils le couvrirent jusqu’au cou d’un drap de lin.
Dès son entrée dans la salle mortuaire, le shérif l’examina sans un mot. Elle pouvait avoir dix-huit ans : si pâle, si frêle, si loin d’eux... On la disait belle ? Oui, elle était belle. Mais était-ce bien cette jeune fille brune qui n’écoutait que ses caprices, cette enfant gâtée, insupportable, qui avait défié l’hiver, la guerre, le monde entier ?
— Regardez ! s’écria Cadfael.
Il souleva le drap afin de lui montrer la chemise froissée, dont les plis commençaient à sourdre de la glace. La tache rougeâtre s’étendait sur l’épaule droite, l’encolure et le sein droit.
— Poignardée ? murmura Hugh en levant les yeux vers Cadfael.
— Il n’y a pas de blessure. Observez ceci !
Il rabattit entièrement le drap : une ou deux traces de sang, à peine, sur le reste de la chemise. Dès qu’il les nettoya, elles disparurent.
— Sûrement pas poignardée. Comme le gel l’a saisie presque aussitôt, il a conservé les traces de sang, si faibles soient-elles. Mais ce n’est pas elle qui a saigné. Ou bien elle a reçu des coups de couteau, mais pas à cet endroit. Elle a dû se battre contre lui – lui ou eux, parce que les loups de cette espèce préfèrent chasser en meute – et il l’a éclaboussée de son sang. Il porte peut-être des griffures sur le visage ou aux poignets si elle a tenté de le repousser. N’oubliez pas ce détail, Hugh.
Il la recouvrit avec respect. De ses yeux aveugles, le visage d’albâtre contemplait la voûte du plafond dans une immobilité absolue. Ses boucles courtes étincelaient comme un halo à mesure qu’elles séchaient.
— Les meurtrissures apparaissent commenta Hugh, toujours sobre.
Il passa un doigt sur les pommettes, puis sur les lèvres partiellement décolorées.
— Pas d’hématomes sur son cou, poursuivit-il. Elle n’est pas morte par strangulation.
— Etouffée, suffoquée pendant le viol.
Les trois hommes étaient trop accaparés par cet examen pour entendre un bruit qui se faisait plus net derrière la porte : un pas léger, à peine audible, qui pourtant ne cherchait pas à s’étouffer. D’abord, ils ne perçurent qu’un rai de lumière lorsque le battant s’entrebâilla : la pièce donnait directement sur l’extérieur. Yves ne se contentant jamais de demi-mesures, poussa la porte à toute volée, franchit le seuil et se dirigea d’une démarche résolue vers les tréteaux sur lesquels reposait la civière. La brusquerie avec laquelle les trois hommes firent volte-face l’incita néanmoins à marquer une pause. Il les considéra, vaguement offensé, tandis que Hugh et le prieur s’interposaient devant les tréteaux.
— Tu n’aurais pas dû entrer, mon petit garçon, bégaya le prieur Léonard.
— Pourquoi, mon père ? Personne ne m’a averti que c’était défendu. Je cherchais frère Cadfael.
— Frère Cadfael te rejoindra dans un instant. Retourne l’attendre dans la maison d’hôtes.
Trop tard. Il en avait assez vu : le drap de lin rabattu en hâte, la forme aisément reconnaissable, une mèche de cheveux qui dépassait du linceul... Son visage se durcit.
D’une main douce mais ferme, le prieur tenta de le repousser vers la porte :
— Viens, je t’accompagne. Nous t’expliquerons tout plus tard, mais ne pose pas de question pour le moment.
Yves ne bougea pas d’un pouce, les yeux rivés à la civière.
— Non, dit soudain Cadfael. Qu’il approche.
S’écartant des tréteaux, il fit deux pas vers le garçon :
— Yves, tu es devenu un adulte. Après ce que tu as vécu, il serait absurde de te raconter que la cruauté n’existe pas et que l’homme ne meurt pas. Nous avons découvert un corps que nous ne réussirons pas à identifier. Je voudrais que tu regardes et que tu nous dises si tu connais ce visage. N’aie pas peur, cela n’a rien d’effrayant.
L’enfant s’avança d’un pas résolu, les traits figés, et considéra le linceul d’un oeil anxieux, sans plus. Sans aucun doute, songea Cadfael, l’idée ne l’effleurait pas qu’il pût s’agir d’une femme, et encore moins de sa soeur, puisque Yves n’avait aperçu que des cheveux courts. Et Cadfael aurait procédé différemment s’il n’avait eu la conviction que la morte n’était pas Ermina Hugonin. Il croyait deviner de qui il s’agissait mais était sûr que l’enfant le saurait.
Yves avait joint les mains. Quand frère Cadfael lui montra le visage, ses poings se crispèrent en un geste convulsif. Sans mot dire, il prit une profonde inspiration. Il chancela, mais domina aussitôt son émotion. Le regard qu’il adressa à Cadfael exprimait un ébahissement voisin de l’incrédulité.
— Comment est-ce possible ? Je pensais... Je ne comprends pas ! Elle...
Il s’interrompit, secoua la tête, puis se pencha sur le cadavre avec un mélange de pitié, de stupeur et de fascination.
— Je la reconnais ! Bien sûr que je la reconnais ! Mais pourquoi, comment peut-elle se trouver ici ? Et morte... C’est soeur Hilaria.